jeudi 13 février 2014

Le discours de l'extrême-droite

Quand nous analysons l'implantation de l'extrême-droite en Europe, nous sommes obligés de constater que ses résultats sont loin d'être négligeables. Au contraire, elle se présente dans beaucoup de pays européens comme une force incontournable. Dans des pays comme l'Autriche ou encore la Serbie les pourcentages obtenus lors des élections nationales tournent autour de 30%. En Suisse l'extrême-droite voisine les 25%, alors qu'en France, Finlande ou encore en Hongrie elle obtient autour de 20%. Dans les restants pays de l'Europe les partis extrémistes/populistes de droite obtiennent entre 6% et 15%. Les pourcentages résiduels obtenus au Portugal, Espagne (curieusement deux pays ayant vécu de longues dictatures fascistes), Rép. Tchèque, Macédoine et Ukraine font, en Europe, figures d'exception.


S'il est difficile d'analyser de manière globale le phénomène de l'extrême-droite en Europe sans entrer dans la généralisation caricaturale, il est vrai aussi que la crise économique et donc sociale est considérée comme la principale cause de la montée en puissance des partis nationalistes. En ce sens, l'actualité politique en Europe est comparée à celle que le continent a vécue dans les années trente, après la grande crise de 1929. S'il est vrai que les populismes de droite se nourrissent de la misère sociale, il est vrai aussi qu'un tel argument fait une réduction abusive de la réalité contemporaine. La France nous présente un très bon exemple d'une extrême-droite qui n'a pas besoin de la misère économique pour être forte. En effet, la période la plus prospère des dernières vingt années en France a correspondu à la période Jospin et pourtant, en 2002, le Front National s'est trouvé au deuxième tour des élections présidentielles. Pendant la même période nous trouvons encore l'exemple de Haider en Autriche.

Pour comprendre l'implantation de l'extrême-droite en Europe il faut commencer par analyser la logique même de son discours. En effet, l'une des raisons expliquant le succès actuel de l'extrême-droite se trouve dans le fait que la logique interne de son discours soit devenue aujourd'hui une logique communément acceptée. Cette logique est assez simple : pour flatter son public (en tant que membre de la Nation ou encore du monde du travail), l'extrême-droite affirme que les causes de la misère (réelle ou fictive) dans laquelle il vit sont à trouver ailleurs, toujours ailleurs. Si la Nation est malade, alors ce ne sont pas les membres de la nation, de la "vraie nation", les agents de la maladie. Le discours de l'extrême-droite se nourrit ainsi de la logique de déresponsabilisation qui est, dans sa nature même, anti-libérale. La tradition du libéralisme en Europe trouve ses sources dans les penseurs des Lumières qui affirmaient le principe d'identité entre la liberté et la responsabilité. Vivre en liberté en tant que membre d'une communauté signifie, alors, assumer le poids de la responsabilité de ses actions et paroles à l'égard du groupe. Cette responsabilité se traduit dans les lois qui, rationnellement, garantissent les droits et devoirs de la communauté à l'égard du citoyen, mais également du citoyen à l'égard de la communauté et du citoyen à l'égard des autres citoyens. Or la logique du discours d'extrême-droite rompt avec ces liens de responsabilité en intégrant dans la vision du monde de son public l'illusion de l'innocence : "si, moi!, je ne suis pas responsable de ma misère, et je ne peux pas l'être dans la mesure où je m'identifie parfaitement à la Nation, alors la faute est à trouver ailleurs : soit dans l’État corrompu par des intérêts contraires aux miens, soit dans l'étranger, soit encore... dans mon voisin." Le problème de la logique de déresponsabilisation n'est pas seulement dans le fait que les individus perdent toute distance critique à l'égard d'eux-mêmes; c'est aussi qu'une telle logique, une fois acceptée, implique nécessairement qu'il y ait toujours un nouveau ennemi à trouver. La conséquence directe de cette déresponsabilisation est donc une chasse perpétuelle aux sorcières qui crée les plus grandes théories du complot.


Pourquoi alors un tel discours de déresponsabilisation est-il bien accepté dans des populations à tradition libérale forte ou qui ont tant combattu pour obtenir la liberté? A cela n'est pas étrangère la vision pervertie du sens commun sur le développement au XXème siècle des sciences qui prennent comme objet d'étude l'individu et la société, c'est-à-dire la psychanalyse et la sociologie. Ces domaines de la connaissance découvrent que l'individu n'est pas le seul maître de son destin. Ses décisions ne sont pas issues de manière exclusive ni de sa propre raison ni de sa propre volonté. D'un côté, il y a en lui une part d'ombre qu'il ne maîtrise pas et qui le conditionne et, de l'autre côté, en tant que membre de la société, sa vision du monde est influencée par la communauté dans laquelle il se trouve insérée.

Or, s'il est vrai qu'il est conditionné par ce qu'il ne maîtrise pas, il n'est pas néanmoins déterminé par ces forces obscures. Il demeure un être raisonnable et en tant que tel libre, étant dans l'exercice de cette liberté qu'il trouve sa dignité. Ce qui ne veut pas dire qu'un tel exercice de la liberté soit léger. Au contraire le pouvoir de dire Oui et Non, c'est le plus lourd pouvoir parmi tous parce que, précisément, il exige le courage nécessaire pour prendre en charge la responsabilité des choix. L'individu n'est pas le seul maître de son destin, mais il demeure son agent principal. Il est tellement commode d'affirmer que l'on ne l'est pas! Il est tellement commode de s'apitoyer sur son destin et affirmer que tous nos maux sont causés par autrui!

C'est de cette commodité que les tyrans se nourrissent. Alors que les individus ne sont pas capables de supporter le poids de leur liberté, le petit tyran arrive pour affirmer que, lui, il peut le faire. Et il peut le faire non seulement en son nom comme également en nom de toute la communauté. La conclusion à laquelle est conduite une société déresponsabilisée et qui n'est pas le maître de son destin, c'est alors l'arrivé du héros à qui est transféré tout le poids du monde, le seul qui, finalement, est capable d'être libre. Si le contexte actuel (et cette actualité concerne les dernières vingt années) est favorable au discours de l'extrême-droite, c'est, finalement, parce qu'une forme d'attente messianique s'est instauré dans les sociétés occidentales dont les individus peinent à assumer leur liberté, c'est-à-dire leur responsabilité. Dans une telle situation, dans une réalité devenue difficile à accepter parce que corrompue par des forces obscures, seul un grand guide peut alors les conduire au salut.


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