mardi 25 février 2014

L'individualisme et l'Ecole

Il a été établi, dans le premier article de ce blog, que le discours de l'extrême-droite a une acceptation importante dans la majorité des pays européens parce que sa logique se nourrit de l'esprit de déresponsabilisation qui caractérise l'époque contemporaine. Les individus jugent que leur destin ne leur appartient pas et, n'étant pas responsables pour les résultats de leur actions, dans la mesure où ces actions elles-mêmes sont déterminées par des agents qui leur sont extérieurs, ils responsabilisent toujours quelqu'un d'autre, responsabilisation laquelle est bien soutenue par la logique implacable d'une théorie du complot quelconque. La question que nous devons nous poser, c'est donc celle des motivations de cette déresponsabilisation. Pourquoi les individus ne ressentent-ils pas la responsabilité de leurs actions? Pourquoi les individus sont-ils portés à clamer leur manque de liberté alors qu'ils vivent dans des sociétés qui connaissent le plus haut degré de libertés civiles et politiques que l'histoire a connu?

La rupture des liens collectifs n'est pas étrangère à cette logique de la déresponsabilisation. L'atomisation des sociétés occidentales a eu comme conséquence le repli sur soi des individus et ainsi la perte d'empathie à l'égard de la communauté dans laquelle ils sont intégrés. Ceci explique non seulement le manque d'engagement collectif de la parte des individus, mais aussi l'affaiblissement du sentiment de co-appartenance. Or, c'est ce sentiment de co-appartenance qui entretient la représentation collective dont se nourrit chaque individu pour se sentir membre d'une communauté. Finalement, c'est ce sentiment de co-appartenance qui garantit qu'une unité existe malgré les différences particulières entre les individus. Ce sentiment de co-appartenance ayant disparu, l'autre devient alors une altérité radicale et souvent menaçante.

L’école du futur, Jean-Marc Côté

Si l'individualisme, cette maladie de la démocratie selon de Tocqueville, a atteint une intensité capable de mettre en danger l'unité même des communautés politiques, c'est parce que les institutions qui s'occupaient de l'intégration civique des individus ne remplissent plus leur rôle, notamment l’École. Dans les sociétés de la technique que sont les nôtres, l’École n'a pas de place en tant qu'agent d'intégration, c'est-à-dire en tant que moyen par lequel un individu peut devenir un citoyen, en tant qu'espace dans lequel les individus ajoutent à leur dimension individuelle une dimension collective. Soumise à la demande d'efficacité, cette efficacité étant jugée par l'insertion des étudiants dans la marché du travail, l’École est de moins en moins un espace d'éducation pour devenir de plus en plus un espace de formatage.

Cette nouvelle mission attribuée à l’École résulte de sa soumission aux lois du marché du travail. S'il est vrai que l’École doit assurer à l'individu les moyens de sa subsistance future, il est vrai aussi que sa soumission totale à une logique extérieure à l'éducation elle-même transforme ce qui devrait être la formation de la personne humaine en formatage d'une machine qui n'a à offrir à la communauté que son travail. Et les nouvelles recettes appliquées à l’École n'ont de nouveau que l'intensification d'une logique qui pourtant demeure la même. Si le marché du travail n'est plus stable, si les individus ne peuvent plus prétendre à une stabilité durable, alors il faut rendre les formations encore plus efficaces et versatiles. L'étudiant n'a plus d'humanité en lui-même et on ne lui demande pas cette humanité. Il est devenu un ordinateur que le marché du travail veut facilement actualisable par de "nouveaux logiciels" pour qu'il fasse socialement ce que le marché attend de lui (cette attente se faisant sentir de plus en plus tôt avec les programmes d'"orientation").

Le repli sur soi des individus est ainsi nourri par la transformation de l’École en grande usine de fabrication de main d’œuvre pour le marché du travail. Le désengagement du pouvoir publique et l'influence de plus en plus importante du privé dans l'enseignement en est la démonstration. Au niveau de l'enseignement supérieur l'"Autonomie des Universités" implique que celles-ci cherchent de plus en plus de financement dans le privé, "l’État n'étant plus en mesure d'assurer ce financement tout seul". Un financement qui, finalement, ne peut être trouvé que si l'Université se dispose à fournir ce que le marché attend d'elle, ce que le marché attend d'elle étant des individus formatés à remplir des fonctions bien déterminées. La vision exclusivement économique de l'Université est ainsi indissociable d'une vision extrêmement pauvre de l'individu dans la mesure où, volontairement ou involontairement, elle le réduit à un simple instrument (cette instrumentalisation de l'être humain, n'est-elle pas la logique même des régimes totalitaires que l'Europe a connus?).

Les Temps Modernes

L'individu vivant en communauté n'a donc plus de moyens pour s'intégrer socialement, ou plutôt son intégration sociale est réduite à la seule dimension économique. Vision marxiste de la réalité que les néolibéraux partagent. La dimension collective et donc affective (dans la mesure où le rapport à l'autre dépend de l'existence de l'empathie) soit disparaît soit alors se trouve réduite à la famille et au petit cercle d'amis. Les autres sont autant de concurrents dans un monde de compétition et, dans les cas le plus extrêmes, de véritables ennemis disposés à entreprendre les démarches les plus obscures pour obtenir ce qu'ils veulent. Replié sur soi-même, n'ayant plus ni la dimension collective ni l'esprit critique qui caractérisent l'éducation (et non le formatage), l'individu responsabilise alors les autres pour ses échecs. Replié sur soi-même, l'individu possède une vision illusoire de ses propres facultés, ne se sentant donc valorisé et responsabilisant toujours l'autre (qu'il ne reconnaît plus comme étant le même) pour ses échecs dont il n'est pour rien. Se sentant incompris par le monde, le monde devient alors quelque chose pour laquelle cela ne vaut pas la peine de lutter, se désengageant de la vie collective et se repliant encore plus sur soi-même... jusqu'au jour qu'un fou le flattera en lui disant à l'ouïe ce qu'il veut entendre.

jeudi 13 février 2014

Le discours de l'extrême-droite

Quand nous analysons l'implantation de l'extrême-droite en Europe, nous sommes obligés de constater que ses résultats sont loin d'être négligeables. Au contraire, elle se présente dans beaucoup de pays européens comme une force incontournable. Dans des pays comme l'Autriche ou encore la Serbie les pourcentages obtenus lors des élections nationales tournent autour de 30%. En Suisse l'extrême-droite voisine les 25%, alors qu'en France, Finlande ou encore en Hongrie elle obtient autour de 20%. Dans les restants pays de l'Europe les partis extrémistes/populistes de droite obtiennent entre 6% et 15%. Les pourcentages résiduels obtenus au Portugal, Espagne (curieusement deux pays ayant vécu de longues dictatures fascistes), Rép. Tchèque, Macédoine et Ukraine font, en Europe, figures d'exception.


S'il est difficile d'analyser de manière globale le phénomène de l'extrême-droite en Europe sans entrer dans la généralisation caricaturale, il est vrai aussi que la crise économique et donc sociale est considérée comme la principale cause de la montée en puissance des partis nationalistes. En ce sens, l'actualité politique en Europe est comparée à celle que le continent a vécue dans les années trente, après la grande crise de 1929. S'il est vrai que les populismes de droite se nourrissent de la misère sociale, il est vrai aussi qu'un tel argument fait une réduction abusive de la réalité contemporaine. La France nous présente un très bon exemple d'une extrême-droite qui n'a pas besoin de la misère économique pour être forte. En effet, la période la plus prospère des dernières vingt années en France a correspondu à la période Jospin et pourtant, en 2002, le Front National s'est trouvé au deuxième tour des élections présidentielles. Pendant la même période nous trouvons encore l'exemple de Haider en Autriche.

Pour comprendre l'implantation de l'extrême-droite en Europe il faut commencer par analyser la logique même de son discours. En effet, l'une des raisons expliquant le succès actuel de l'extrême-droite se trouve dans le fait que la logique interne de son discours soit devenue aujourd'hui une logique communément acceptée. Cette logique est assez simple : pour flatter son public (en tant que membre de la Nation ou encore du monde du travail), l'extrême-droite affirme que les causes de la misère (réelle ou fictive) dans laquelle il vit sont à trouver ailleurs, toujours ailleurs. Si la Nation est malade, alors ce ne sont pas les membres de la nation, de la "vraie nation", les agents de la maladie. Le discours de l'extrême-droite se nourrit ainsi de la logique de déresponsabilisation qui est, dans sa nature même, anti-libérale. La tradition du libéralisme en Europe trouve ses sources dans les penseurs des Lumières qui affirmaient le principe d'identité entre la liberté et la responsabilité. Vivre en liberté en tant que membre d'une communauté signifie, alors, assumer le poids de la responsabilité de ses actions et paroles à l'égard du groupe. Cette responsabilité se traduit dans les lois qui, rationnellement, garantissent les droits et devoirs de la communauté à l'égard du citoyen, mais également du citoyen à l'égard de la communauté et du citoyen à l'égard des autres citoyens. Or la logique du discours d'extrême-droite rompt avec ces liens de responsabilité en intégrant dans la vision du monde de son public l'illusion de l'innocence : "si, moi!, je ne suis pas responsable de ma misère, et je ne peux pas l'être dans la mesure où je m'identifie parfaitement à la Nation, alors la faute est à trouver ailleurs : soit dans l’État corrompu par des intérêts contraires aux miens, soit dans l'étranger, soit encore... dans mon voisin." Le problème de la logique de déresponsabilisation n'est pas seulement dans le fait que les individus perdent toute distance critique à l'égard d'eux-mêmes; c'est aussi qu'une telle logique, une fois acceptée, implique nécessairement qu'il y ait toujours un nouveau ennemi à trouver. La conséquence directe de cette déresponsabilisation est donc une chasse perpétuelle aux sorcières qui crée les plus grandes théories du complot.


Pourquoi alors un tel discours de déresponsabilisation est-il bien accepté dans des populations à tradition libérale forte ou qui ont tant combattu pour obtenir la liberté? A cela n'est pas étrangère la vision pervertie du sens commun sur le développement au XXème siècle des sciences qui prennent comme objet d'étude l'individu et la société, c'est-à-dire la psychanalyse et la sociologie. Ces domaines de la connaissance découvrent que l'individu n'est pas le seul maître de son destin. Ses décisions ne sont pas issues de manière exclusive ni de sa propre raison ni de sa propre volonté. D'un côté, il y a en lui une part d'ombre qu'il ne maîtrise pas et qui le conditionne et, de l'autre côté, en tant que membre de la société, sa vision du monde est influencée par la communauté dans laquelle il se trouve insérée.

Or, s'il est vrai qu'il est conditionné par ce qu'il ne maîtrise pas, il n'est pas néanmoins déterminé par ces forces obscures. Il demeure un être raisonnable et en tant que tel libre, étant dans l'exercice de cette liberté qu'il trouve sa dignité. Ce qui ne veut pas dire qu'un tel exercice de la liberté soit léger. Au contraire le pouvoir de dire Oui et Non, c'est le plus lourd pouvoir parmi tous parce que, précisément, il exige le courage nécessaire pour prendre en charge la responsabilité des choix. L'individu n'est pas le seul maître de son destin, mais il demeure son agent principal. Il est tellement commode d'affirmer que l'on ne l'est pas! Il est tellement commode de s'apitoyer sur son destin et affirmer que tous nos maux sont causés par autrui!

C'est de cette commodité que les tyrans se nourrissent. Alors que les individus ne sont pas capables de supporter le poids de leur liberté, le petit tyran arrive pour affirmer que, lui, il peut le faire. Et il peut le faire non seulement en son nom comme également en nom de toute la communauté. La conclusion à laquelle est conduite une société déresponsabilisée et qui n'est pas le maître de son destin, c'est alors l'arrivé du héros à qui est transféré tout le poids du monde, le seul qui, finalement, est capable d'être libre. Si le contexte actuel (et cette actualité concerne les dernières vingt années) est favorable au discours de l'extrême-droite, c'est, finalement, parce qu'une forme d'attente messianique s'est instauré dans les sociétés occidentales dont les individus peinent à assumer leur liberté, c'est-à-dire leur responsabilité. Dans une telle situation, dans une réalité devenue difficile à accepter parce que corrompue par des forces obscures, seul un grand guide peut alors les conduire au salut.