mardi 27 mai 2014

Elections pour le Parlement Européen 2014

Les résultats au niveau continental des dernières élections européennes démontrent une forte poussée des Partis populistes/nationalistes/extrémistes. De tels Partis ont remporté les élections en France, en Angleterre, en Belgique ou encore au Danemark, tout en ayant de bons résultats (c'est-à-dire en ayant réussi à élire des députés) en Belgique, Finlande, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie ou encore au Pays-Bas. La liste est longue et elle démontre que la présence de l'extrême-droite est devenue une affaire structurante dans la politique européenne.

Le Parlement Européen

La première conclusion qu'il faut retirer de ces résultats, c'est que le succès de l'extrême-droite n'est pas la conséquence directe des difficultés économiques, de la crise économique dans laquelle l'Europe se trouve. En effet, dans les pays les plus touchés par la crise économique, aucun Parti d'extrême-droite n'est arrivé en tête. C'est la Gauche de Tsipras qui gagne en Grèce, le centre-gauche du PD et du PS qui gagne les élections en Italie et au Portugal, respectivement. Finalement, c'est la droite traditionnelle qui gagne en Espagne. Ce qui veut dire que l'extrême-droite gagne là où la crise économique n'a eu que des effets résiduels ou alors aucune réelle conséquence. Autrement dit, l'extrême-droite a réussi surtout dans les pays les plus riches ayant une qualité de vie élevée : la France, l'Angleterre ou encore le Danemark.

Source : http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/05/26/vague-europhobe-sur-le-vieux-continent_4425957_3214.html

La vision économique du monde, cette vision matérialiste dans laquelle l'Occident persiste à demeurer, n'arrive donc pas à expliquer les résultats de l'extrême-droite et ceci parce qu'une telle vision ne prend pas en compte ce qui constitue la base même de toute communauté politique : les valeurs communes. La vision matérialiste du monde a réduit la politique à une affaire fonctionnaliste, réduisant ainsi l'affaire politique à une affaire de gestion. Il n'y a alors, dans le panorama politique, que des technocrates qui peuvent très bien maîtriser, tant bien que mal, les lois du marché et les lois de la communauté, mais qui ne savent pas répondre à la question essentielle en politique : pourquoi devons-nous vivre ensemble?

La victoire en France, pays des Droits Universels de l'Homme, d'un Parti fasciste et xénophobe démontre bien la crise des valeurs sur lesquelles la civilisation européenne s'est construite. L'être humain, conçu en tant qu'être libre puisque rationnel et responsable, et la dignité humaine, en tant que héritage chrétien que les Lumières ont sécularisée et qui politiquement s'est institutionnalisée dans l’État de Droit et dans la Démocratie, sont aujourd'hui sérieusement mis en cause par les valeurs opposées que le FN représente. Voter FN ou être indifférent à ses résultats, c'est finalement soutenir un rapport au monde fondé sur la non-rationalité, ce qui revient à dire fondé sur la non-liberté.

Source : http://www.francetvinfo.fr/politique/front-national/cartes-a-quoi-ressemble-la-france-apres-les-europeennes_609355.html

C'est un moment de crise celui par lequel l'Europe est en train de passer : une vraie crise civilisationnelle et c'est à cette crise qu'il faut porter des réponses. Le grand problème, c'est que le remède à cette crise se trouve aujourd'hui décrédibilisé aux yeux des politiques ainsi qu'à ceux de la communauté elle-même : c'est-à-dire l'éducation. L’École a, elle-aussi, été réduite à cette vision matérialiste du monde. Alors que, depuis la fondation des Universités au Moyen-Âge, elle s'est assumée, non sans peines, comme l'espace de la liberté de l'esprit, comme l'espace qui avait comme fonction rendre l'homme plus humain, ce que l'on constate aujourd'hui, c'est qu'elle transforme l'homme en machine, en une force productive qui doit être efficace une fois dans le marché du travail. Autrement dit, alors que l'éducation devrait rendre la liberté à l'être humain, alors que l'éducation devrait réveiller dans l'individu la dimension collective, elle le forge d'après le déterminisme matérialiste.

Aussi préoccupant que le discrédit de l’École, c'est, en France, l'apathie généralisée qui touche la jeunesse. C'est parmi les jeunes que le taux d'abstention a été le plus élevé et c'est aussi parmi les jeunes que le FN obtient ses meilleurs résultats. C'est intéressant de comparer l'inaction de la jeunesse française avec l'action de la jeunesse d'un pays qui a été touché par la crise et qui veut vraiment changer l'état des choses. En Espagne on a vu, dimanche dernier, le PODEMOS élire 5 députés au PE. Créé dans le contexte de la crise, ce Parti est constitué majoritairement par des jeunes entre 18 et 35 ans qui proposent un vrai changement politique et social... un vrai changement puisque actif! De leur côté, les jeunes français du même âge soit s'abstiennent soit votent FN croyant que le changement viendra en ne faisant rien ou alors en votant extrémiste.

Quand je pense à la réaction des jeunes en France, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer ce petit gamin de 6 ans qui, à Noël, n'a pas reçu le cadeau qu'il voulait et qui soit il part dans sa chambre en pleurant (s'abstient) soit alors commence à tout casser (vote FN). Comme ce petit gamin de 6 ans, la jeunesse française est une jeunesse gâtée qui, en ce moment, ne reçoit plus les cadeaux qu'elle souhaite, auxquels elle pense avoir droit et met les fautes sur tout le monde... sauf sur sa propre inaction. C'est finalement la génération de la consommation qui fait la gueule non pas parce qu'elle veut changer de modèle (si c'était le cas, elle s'engagerait), mais parce qu'elle ne peut plus consommer comme avant. L'attitude de la jeunesse n'est plus le signe de quoi que ce soit : elle est devenue, elle-aussi, la cause de ce qui est arrivé dimanche dernier.
C'est par l'éducation et par la jeunesse que cette crise des valeurs en Europe peut être dépassée. C'est par une éducation centrée sur la dignité de l'humain et sur la dimension collective de la vie-avec-les-autres que les bases du populisme extrémiste peuvent être détruites. Seule une éducation centrée sur la dimension critique et collective de l'individu peut faire réveiller en lui la liberté et la responsabilité qui sont les structures mêmes de la démocratie. Nourrir la déresponsabilisation de l'individu, c'est faire le jeu de l'extrémisme pour qui la faute est toujours à l'autre. En démocratie, et c'est cela le principe même de la démocratie, chaque individu est responsable pour la collectivité. C'est en dictature que les individus ne sont pas responsables. C'est en dictature qu'il n'y a qu'un seul responsable parce que finalement il n'y a qu'un seul individu qui peut jouir de la liberté. Quand des partis extrémistes remportent les élections dans des pays aussi libéraux que l'Angleterre ou la France, tous les agents politiques sont responsables... que faut-il encore pour que chacun assume sa part de responsabilité? Des centaines de trains conduisant les étrangers à la frontière?

dimanche 30 mars 2014

Élections municipales françaises 2014

Aujourd'hui, le 30 mars 2014, a lieu le deuxième tour des élections municipales françaises. Ce soir, lorsque les résultats seront publiés, trois données fondamentales seront analysées : la défaite do PS, la victoire de l'UMP et la montée en puissance du FN. Si les deux premières données ne constituent pas une surprise, dans la mesure où les élections intermédiaires ont toujours constitué un moment privilégié pour le rééquilibrage du pouvoir, le parti du gouvernement étant sanctionné au profit du principal parti de l'opposition, l'enracinement du Front National, lui, il mérite une analyse plus profonde. C'est la vraie nouveauté qui sortira des résultats de ce soir.

Marine le Pen à Carvin (Pas-de-Calais)

Le premier élément d'analyse pouvant justifier les résultats du FN, c'est que le vote Front National soit devenu un vote de conviction après avoir été un vote de protestation. Le symptôme qui démontre cette nouvelle réalité, c'est le fait qu'il n'y ait plus de "honte" à afficher le soutien aux idées frontistes. Lors des dernières élections, non seulement les candidats FN cachaient leur appartenance, mais également l'électorat qui votait FN n'affichait pas publiquement le sens de son vote. Pourquoi alors ce changement d'attitude? La raison principale contribuant à l'émergence de cette nouvelle réalité est la pauvreté politique qui se propage dans les partis républicains. Par pauvreté politique je comprends l'absence de propositions donnant un sens au simple fait que des individus différents veuillent se rassembler à l'intérieur d'une communauté politique ayant un pouvoir reconnu par tous et ainsi représentatif. Or, le FN propose une politique, possède une vision politique. Certes, leur vision sort du XIXe siècle, c'est le nationalisme la réponse à tous les problèmes : si la situation economico-sociale est mauvaise, alors il faut protéger de manière exclusive les membres de la nation; si la nation elle-même est malade, alors c'est parce qu'elle a été corrompue par des éléments qui lui sont étrangers (l'Europe, les étrangers, les élites). Certes, c'est cette même logique binaire exclusive qui a conduit l'Europe aux deux désastres, devenus mondiaux, de la première moitié du XXe siècle. Néanmoins, face à l'absence de propositions politiques dans le cadre des partis républicains, qui ne peuvent offrir qu'"une meilleure gestion des affaires", le vote FN devient le vote politique par excellence exprimant le malaise de la civilisation occidentale.

Frederick Rose, Comic Map of Europe, 1870

Ce malaise de la civilisation occidentale que la France incarne parfaitement peut être démontré par la reprise politique d'une logique binaire exclusive qui conforte le discours frontiste. Celui-ci s'est développé au long des trente dernières années d'après une structure binaire qui reproduit l'archétype moral du Bien et du Mal, le Bien étant représenté par le peuple-nation, le Mal étant représenté par l'élite. Or, si le peuple-nation souffre, c'est parce que les élites ne représentent pas les intérêts nationaux, qu'elles soient les élites dirigeantes, cause d'une réalité sociale perçue comme étant dégradante, ou encore les élites intellectuelles, perçues soit en tant qu'idéologues confortant le pouvoir en place soit alors en tant que groupe vivant dans une réalité différente de celle du peuple et donc incompréhensible. Ce n'est pas un hasard si, en France comme en Europe, l'effort intellectuel est de plus en plus décrédibilisé, reproduisant ainsi une réalité vécue dans les années trente. Néanmoins, la question ne se trouve pas tant dans ce discours frontiste fondé dans une logique binaire exclusive. Finalement, ce discours a toujours existé et pourtant il n'a pas été aussi "légitime" comme il l'est aujourd'hui. La question est qu'un tel discours binaire ait été adopté par les autres agents sociaux, qu'ils soient les media ou même certains courants à l'intérieur des partis républicains, justifiant ainsi une division insurmontable à l'intérieur de la communauté tout en acceptant entrer dans le jeu populiste de l'extrême-droite.

François Copé et Nicolas Sarkosy

Ce qui est en cause aujourd'hui, ce n'est pas l'idée d'après laquelle le discours politique des partis républicains serait devenu trop intellectuel et ainsi éloigné de la compréhension populaire. Tous les individus appartiennent à la communauté et sont ainsi "populaires" de la même façon que tous les individus possèdent de l'entendement et sont ainsi "intellectuels". Ce qui est en question aujourd'hui, ce sont deux points fondamentaux :

1. Le discours politique des Républicains et Démocrates est devenu un discours technocratique vidé de tout sens politique. C'est le discours du "comment faire" sans qu'il y ait une "finalité" à ce qui est fait. Et si cette finalité est absente, c'est parce que la question première de toute communauté - pourquoi sommes-nous ensemble? - ne fait plus partie des interrogations des principaux partis républicains. On pourrait affirmer qu'ils ne savent pas où ils vont, mais ils y vont tout droit! Face à ce vide de sens, le Front National propose une solution, propose une orientation, propose une signification. Le vote Front National est donc l'expression d'un besoin de sens, dans ce cas-là le nationalisme. Ce serait donc une erreur de croire que le vote FN est un vote de circonstance, qu'il suffit que le contexte économique et social soit plus favorable pour qu'il redevienne à nouveau un détail - gênant certes, mais un détail - dans le panorama politique (n'oublions pas que la période la plus prospère en France des vingt-cinq dernières années n'a pas empêché Le Pen d'arriver au deuxième tour des élections présidentielles en 2002). Au contraire, le vote FN manifeste un besoin plus profond qui concerne l'essence même de toute communauté politique.

2. La logique du discours FN est devenue une logique socialement acceptable et non seulement acceptable, parce que perçue comme étant pertinente, comme également légitimée par les autres agents politiques. Cette légitimation est démontrée par la simplification de plus en plus extrême des débats. Conscients que leur discours technocratique est incompréhensible, on assiste à des débats élémentaires qui reproduisent la logique binaire du discours frontiste en étant structurés d'après des oppositions réduisant une réalité complexe à ce qu'il y a de plus élémentaire. Cette "popularisation" du discours ne peut qu'être inefficace pour les partis républicains dans la mesure où cela signifie combattre le frontisme avec l'arme que le FN maîtrise le mieux. Mais, surtout, c'est ne s'occuper que de la forme sans se soucier du contenu, c'est-à-dire sans se soucier du sens qu'il faut donner à la communauté : c'est conforter les victoires du FN.

Comment alors arrêter une marche qui ne peut que nous conduire au désastre? La première chose que les partis républicains et démocrates doivent faire, c'est résister à la tentation de légitimer le FN sous prétexte qu'il ne faut pas "blesser" l'électorat frontiste si l'on veut des victoires aux deuxièmes tours des élections (le simple fait que ce soit devenu politiquement incorrect de qualifier le FN de parti fasciste en est la démonstration). L'UMP n'a pas résisté à cette tentation, devenant un parti populiste dans ce que le populisme a de plus mesquin dans l'histoire européenne. Non seulement il a repris les thématiques frontistes comme il a adopté la forme du discours populiste, c'est-à-dire n'a plus aucune pudeur en manipuler la pensée et les affects de l'électorat pour prendre le pouvoir. Le PS est en train d'entrer, de plus en plus, dans cette logique populiste à la différence que, ayant accepté le néolibéralisme comme un fait incontournable dans la société occidentale, il a perdu l'orientation qui lui avait donné son contenu tout au long de l'histoire. Les Partis Socialistes, en France comme en Europe, ne proposent plus rien, étant ainsi des lourds appareils à la dérive.

Tony Blair et Gerhard Schröder

Conséquemment, aux partis républicains revient la responsabilité de proposer des alternatives politiques, et je le répète : politiques!, au FN. Le Front National a bien cerné son ennemi politique : il s'agit de l'Europe, de l'unité européenne. C'est l'Europe le vrai ennemi politique du FN dans la mesure où seule l'Europe unie peut éviter les États de retomber dans les nationalismes et donc dans l'engrenage qui les a conduits à l'état de guerre perpétuelle. En ce sens, le FN possède un coup d'avance sur les restants partis qui réduisent l'Europe à une simple machine et ainsi les questions européennes à une simple question de bon fonctionnement. Pour le FN, l'Europe est une question politique. Les partis républicains - démocrates-chrétiens, sociaux-démocrates et socialistes - qui ont fondé l'Europe ont perdu la vision politique qui était la leur au moment de la création des premières Communautés. Quelle distance sépare les discours des Européens de nos jours de ceux de Spinelli, Spaak, Adenauer, Schuman ou encore Monnet qui n'avaient pas peur d'afficher leurs ambitions fédéralistes! La seule alternative politique au FN, c'est l'Europe politique. Les partis républicains doivent reprendre les ambitions politiques du projet européen, ces ambitions qui ont été oubliées lors des dernières décennies. Pour sauver les Nations de la maladie des nationalismes, le seul remède c'est l'Europe!

Heinrich Bünting, Europa prima pars terrae in forma virginis, 1587

mardi 25 février 2014

L'individualisme et l'Ecole

Il a été établi, dans le premier article de ce blog, que le discours de l'extrême-droite a une acceptation importante dans la majorité des pays européens parce que sa logique se nourrit de l'esprit de déresponsabilisation qui caractérise l'époque contemporaine. Les individus jugent que leur destin ne leur appartient pas et, n'étant pas responsables pour les résultats de leur actions, dans la mesure où ces actions elles-mêmes sont déterminées par des agents qui leur sont extérieurs, ils responsabilisent toujours quelqu'un d'autre, responsabilisation laquelle est bien soutenue par la logique implacable d'une théorie du complot quelconque. La question que nous devons nous poser, c'est donc celle des motivations de cette déresponsabilisation. Pourquoi les individus ne ressentent-ils pas la responsabilité de leurs actions? Pourquoi les individus sont-ils portés à clamer leur manque de liberté alors qu'ils vivent dans des sociétés qui connaissent le plus haut degré de libertés civiles et politiques que l'histoire a connu?

La rupture des liens collectifs n'est pas étrangère à cette logique de la déresponsabilisation. L'atomisation des sociétés occidentales a eu comme conséquence le repli sur soi des individus et ainsi la perte d'empathie à l'égard de la communauté dans laquelle ils sont intégrés. Ceci explique non seulement le manque d'engagement collectif de la parte des individus, mais aussi l'affaiblissement du sentiment de co-appartenance. Or, c'est ce sentiment de co-appartenance qui entretient la représentation collective dont se nourrit chaque individu pour se sentir membre d'une communauté. Finalement, c'est ce sentiment de co-appartenance qui garantit qu'une unité existe malgré les différences particulières entre les individus. Ce sentiment de co-appartenance ayant disparu, l'autre devient alors une altérité radicale et souvent menaçante.

L’école du futur, Jean-Marc Côté

Si l'individualisme, cette maladie de la démocratie selon de Tocqueville, a atteint une intensité capable de mettre en danger l'unité même des communautés politiques, c'est parce que les institutions qui s'occupaient de l'intégration civique des individus ne remplissent plus leur rôle, notamment l’École. Dans les sociétés de la technique que sont les nôtres, l’École n'a pas de place en tant qu'agent d'intégration, c'est-à-dire en tant que moyen par lequel un individu peut devenir un citoyen, en tant qu'espace dans lequel les individus ajoutent à leur dimension individuelle une dimension collective. Soumise à la demande d'efficacité, cette efficacité étant jugée par l'insertion des étudiants dans la marché du travail, l’École est de moins en moins un espace d'éducation pour devenir de plus en plus un espace de formatage.

Cette nouvelle mission attribuée à l’École résulte de sa soumission aux lois du marché du travail. S'il est vrai que l’École doit assurer à l'individu les moyens de sa subsistance future, il est vrai aussi que sa soumission totale à une logique extérieure à l'éducation elle-même transforme ce qui devrait être la formation de la personne humaine en formatage d'une machine qui n'a à offrir à la communauté que son travail. Et les nouvelles recettes appliquées à l’École n'ont de nouveau que l'intensification d'une logique qui pourtant demeure la même. Si le marché du travail n'est plus stable, si les individus ne peuvent plus prétendre à une stabilité durable, alors il faut rendre les formations encore plus efficaces et versatiles. L'étudiant n'a plus d'humanité en lui-même et on ne lui demande pas cette humanité. Il est devenu un ordinateur que le marché du travail veut facilement actualisable par de "nouveaux logiciels" pour qu'il fasse socialement ce que le marché attend de lui (cette attente se faisant sentir de plus en plus tôt avec les programmes d'"orientation").

Le repli sur soi des individus est ainsi nourri par la transformation de l’École en grande usine de fabrication de main d’œuvre pour le marché du travail. Le désengagement du pouvoir publique et l'influence de plus en plus importante du privé dans l'enseignement en est la démonstration. Au niveau de l'enseignement supérieur l'"Autonomie des Universités" implique que celles-ci cherchent de plus en plus de financement dans le privé, "l’État n'étant plus en mesure d'assurer ce financement tout seul". Un financement qui, finalement, ne peut être trouvé que si l'Université se dispose à fournir ce que le marché attend d'elle, ce que le marché attend d'elle étant des individus formatés à remplir des fonctions bien déterminées. La vision exclusivement économique de l'Université est ainsi indissociable d'une vision extrêmement pauvre de l'individu dans la mesure où, volontairement ou involontairement, elle le réduit à un simple instrument (cette instrumentalisation de l'être humain, n'est-elle pas la logique même des régimes totalitaires que l'Europe a connus?).

Les Temps Modernes

L'individu vivant en communauté n'a donc plus de moyens pour s'intégrer socialement, ou plutôt son intégration sociale est réduite à la seule dimension économique. Vision marxiste de la réalité que les néolibéraux partagent. La dimension collective et donc affective (dans la mesure où le rapport à l'autre dépend de l'existence de l'empathie) soit disparaît soit alors se trouve réduite à la famille et au petit cercle d'amis. Les autres sont autant de concurrents dans un monde de compétition et, dans les cas le plus extrêmes, de véritables ennemis disposés à entreprendre les démarches les plus obscures pour obtenir ce qu'ils veulent. Replié sur soi-même, n'ayant plus ni la dimension collective ni l'esprit critique qui caractérisent l'éducation (et non le formatage), l'individu responsabilise alors les autres pour ses échecs. Replié sur soi-même, l'individu possède une vision illusoire de ses propres facultés, ne se sentant donc valorisé et responsabilisant toujours l'autre (qu'il ne reconnaît plus comme étant le même) pour ses échecs dont il n'est pour rien. Se sentant incompris par le monde, le monde devient alors quelque chose pour laquelle cela ne vaut pas la peine de lutter, se désengageant de la vie collective et se repliant encore plus sur soi-même... jusqu'au jour qu'un fou le flattera en lui disant à l'ouïe ce qu'il veut entendre.

jeudi 13 février 2014

Le discours de l'extrême-droite

Quand nous analysons l'implantation de l'extrême-droite en Europe, nous sommes obligés de constater que ses résultats sont loin d'être négligeables. Au contraire, elle se présente dans beaucoup de pays européens comme une force incontournable. Dans des pays comme l'Autriche ou encore la Serbie les pourcentages obtenus lors des élections nationales tournent autour de 30%. En Suisse l'extrême-droite voisine les 25%, alors qu'en France, Finlande ou encore en Hongrie elle obtient autour de 20%. Dans les restants pays de l'Europe les partis extrémistes/populistes de droite obtiennent entre 6% et 15%. Les pourcentages résiduels obtenus au Portugal, Espagne (curieusement deux pays ayant vécu de longues dictatures fascistes), Rép. Tchèque, Macédoine et Ukraine font, en Europe, figures d'exception.


S'il est difficile d'analyser de manière globale le phénomène de l'extrême-droite en Europe sans entrer dans la généralisation caricaturale, il est vrai aussi que la crise économique et donc sociale est considérée comme la principale cause de la montée en puissance des partis nationalistes. En ce sens, l'actualité politique en Europe est comparée à celle que le continent a vécue dans les années trente, après la grande crise de 1929. S'il est vrai que les populismes de droite se nourrissent de la misère sociale, il est vrai aussi qu'un tel argument fait une réduction abusive de la réalité contemporaine. La France nous présente un très bon exemple d'une extrême-droite qui n'a pas besoin de la misère économique pour être forte. En effet, la période la plus prospère des dernières vingt années en France a correspondu à la période Jospin et pourtant, en 2002, le Front National s'est trouvé au deuxième tour des élections présidentielles. Pendant la même période nous trouvons encore l'exemple de Haider en Autriche.

Pour comprendre l'implantation de l'extrême-droite en Europe il faut commencer par analyser la logique même de son discours. En effet, l'une des raisons expliquant le succès actuel de l'extrême-droite se trouve dans le fait que la logique interne de son discours soit devenue aujourd'hui une logique communément acceptée. Cette logique est assez simple : pour flatter son public (en tant que membre de la Nation ou encore du monde du travail), l'extrême-droite affirme que les causes de la misère (réelle ou fictive) dans laquelle il vit sont à trouver ailleurs, toujours ailleurs. Si la Nation est malade, alors ce ne sont pas les membres de la nation, de la "vraie nation", les agents de la maladie. Le discours de l'extrême-droite se nourrit ainsi de la logique de déresponsabilisation qui est, dans sa nature même, anti-libérale. La tradition du libéralisme en Europe trouve ses sources dans les penseurs des Lumières qui affirmaient le principe d'identité entre la liberté et la responsabilité. Vivre en liberté en tant que membre d'une communauté signifie, alors, assumer le poids de la responsabilité de ses actions et paroles à l'égard du groupe. Cette responsabilité se traduit dans les lois qui, rationnellement, garantissent les droits et devoirs de la communauté à l'égard du citoyen, mais également du citoyen à l'égard de la communauté et du citoyen à l'égard des autres citoyens. Or la logique du discours d'extrême-droite rompt avec ces liens de responsabilité en intégrant dans la vision du monde de son public l'illusion de l'innocence : "si, moi!, je ne suis pas responsable de ma misère, et je ne peux pas l'être dans la mesure où je m'identifie parfaitement à la Nation, alors la faute est à trouver ailleurs : soit dans l’État corrompu par des intérêts contraires aux miens, soit dans l'étranger, soit encore... dans mon voisin." Le problème de la logique de déresponsabilisation n'est pas seulement dans le fait que les individus perdent toute distance critique à l'égard d'eux-mêmes; c'est aussi qu'une telle logique, une fois acceptée, implique nécessairement qu'il y ait toujours un nouveau ennemi à trouver. La conséquence directe de cette déresponsabilisation est donc une chasse perpétuelle aux sorcières qui crée les plus grandes théories du complot.


Pourquoi alors un tel discours de déresponsabilisation est-il bien accepté dans des populations à tradition libérale forte ou qui ont tant combattu pour obtenir la liberté? A cela n'est pas étrangère la vision pervertie du sens commun sur le développement au XXème siècle des sciences qui prennent comme objet d'étude l'individu et la société, c'est-à-dire la psychanalyse et la sociologie. Ces domaines de la connaissance découvrent que l'individu n'est pas le seul maître de son destin. Ses décisions ne sont pas issues de manière exclusive ni de sa propre raison ni de sa propre volonté. D'un côté, il y a en lui une part d'ombre qu'il ne maîtrise pas et qui le conditionne et, de l'autre côté, en tant que membre de la société, sa vision du monde est influencée par la communauté dans laquelle il se trouve insérée.

Or, s'il est vrai qu'il est conditionné par ce qu'il ne maîtrise pas, il n'est pas néanmoins déterminé par ces forces obscures. Il demeure un être raisonnable et en tant que tel libre, étant dans l'exercice de cette liberté qu'il trouve sa dignité. Ce qui ne veut pas dire qu'un tel exercice de la liberté soit léger. Au contraire le pouvoir de dire Oui et Non, c'est le plus lourd pouvoir parmi tous parce que, précisément, il exige le courage nécessaire pour prendre en charge la responsabilité des choix. L'individu n'est pas le seul maître de son destin, mais il demeure son agent principal. Il est tellement commode d'affirmer que l'on ne l'est pas! Il est tellement commode de s'apitoyer sur son destin et affirmer que tous nos maux sont causés par autrui!

C'est de cette commodité que les tyrans se nourrissent. Alors que les individus ne sont pas capables de supporter le poids de leur liberté, le petit tyran arrive pour affirmer que, lui, il peut le faire. Et il peut le faire non seulement en son nom comme également en nom de toute la communauté. La conclusion à laquelle est conduite une société déresponsabilisée et qui n'est pas le maître de son destin, c'est alors l'arrivé du héros à qui est transféré tout le poids du monde, le seul qui, finalement, est capable d'être libre. Si le contexte actuel (et cette actualité concerne les dernières vingt années) est favorable au discours de l'extrême-droite, c'est, finalement, parce qu'une forme d'attente messianique s'est instauré dans les sociétés occidentales dont les individus peinent à assumer leur liberté, c'est-à-dire leur responsabilité. Dans une telle situation, dans une réalité devenue difficile à accepter parce que corrompue par des forces obscures, seul un grand guide peut alors les conduire au salut.